On peut tout dire.
Pour commencer un article, on peut tout à fait, par exemple, résumer l’ignorance crasse de la sphère politique en une phrase (« Fortnite, c’est terrible »), qui derrière les déclamations creuses de Brigitte Macron cherche à rallier l’opinion d’une partie de la population. (« Parents désabusés : je vous ai compris »). Par la même occasion, rappeler la phrase ainsi, dès l’entrée de l’article, sans contextualisation ou explication de texte, autre qu’un « à l’issue d’un atelier évoquant l’addiction aux jeux vidéo », c’est quand même puissamment racoleur. C’est sûr qu’en terme de référencement, Macron + Fortnite + addiction + jeu vidéo= ça peut pas faire de mal.
On peut – et on doit – introduire en rappelant que le jeu vidéo, en France, « est toujours considéré comme un enjeu de santé publique », car c’est vrai. Cela signifie que le jeu vidéo est, dans l’esprit de certains, à ranger aux rangs des cancers, des maladies cardio-vasculaires, de l’obésité, du diabète et de l’ostéoporose – ainsi que des troubles psychologiques, grands oubliés. Des maladies qui « concernent des fractions importantes de la population et ont des conséquences graves sur le plan humain et économique ». On ne le dira jamais assez. Les conséquences du jeu vidéo en la matière ayant été depuis longtemps chiffrées.
On peut, en tant que journaliste, oublier de re-situer, de re-définir, ou de ré-expliquer la question de l’addiction aux jeux vidéo. Car elle va de soi. Le fait que la véracité d’une addiction pathologique aux jeux vidéo, ou à tout moins les termes exacts de la pathologie qu’elle décrit, puissent être remis en cause, ou gagnent à être mieux définis, n’est pas important. L’addiction va de soi, car les gens le disent, et que les comportements addictifs vont de soi. C’est donc acquis.
Un développeur peut lancer le slogan de son nouveau jeu comme étant le « Fortnite de l’éducation ». Il le peut absolument. C’est très malin : ça revient à combiner un terme qui terrifie les parents et réjouit la jeunesse à un autre qui, inversement, ravit les parents et terrifie la jeunesse. Certes, ça ne veut rien dire. Car nul ne sait de quoi il est question : du succès de Fortnite, du système de jeu, du public auquel il s’adresse ? Mais c’est sans importance, car nul ne s’intéresse à ce genre de détail. Fortnite, c’est Fortnite. Et un titre de jeu avec un Z majuscule à la fin, qui se compare à Fortnite, et prétend éduquer se veut un vecteur de crédibilité.
Il est tout à fait entendable, du point de vue de l’éditeur, d’évoquer le recours à un « conseil éducatif » pour un jeu vidéo. Les conseils étant, par définition, et peu importe leur composition, un critère validant dans la sphère publique. Il est vrai qu’il est plus rassurant d’entendre parler du « Conseil de planification de la mise en application des réformes du bidule truc », que de trois personnes qui ont réfléchi, un mardi, dans une salle avec des fenêtres, en mangeant du paté-croute. En plus, là, un sociologue partial publié chez Hachette (aussi membre d’un Conseil scientifique à l’Education Nationale), une spécialiste du programme Montessori, la Directrice e-Education d’Hachette, et le Directeur d’Agir pour l’école, qui apportent conjointement leur expertise sur… l’éducation ? Eh bien on aurait tort de s’en priver.
On a le droit, dans l’article, de rapporter la prétention du concepteur concernant deux décennies de jeu : « tout ce qui a été fait est assez bas de game [dans le domaine des jeux éducatifs] » ; tout en faisant subtilement passer l’idée que le sien a été développé à la va vite, « en quelques mois ». C’est facile, mais on peut.
On a la possibilité, en tant qu’éditeur, de faire un communiqué de presse qui s’adresse aux parents, et uniquement aux parents. Détruisant, par là-même, tout espoir d’intéresser les jeunes. C’est possible ainsi : « A l’écran, un petit personnage collectionne des animaux dans un monde très coloré. En chemin, l’avatar, de genre neutre, est confronté à des énigmes nécessitant certaines opérations de calcul, de classement ou d’écriture. A la clé, la promesse d’apprendre une multitude de disciplines, dont la mythologie grecque, la langue des signes, l’astronomie ou le solfège. » On notera l’utilisation des mots clés rassurants : « petit personnage » (les grands font plutôt peur), « collectionner » (on n’est pas des inactifs), « animaux » (car ils sont mignons et pas du tout synonyme de prédation), « monde coloré » (c’est à dire pas gris, car c’est un peu triste), « avatar » (représentation positive de l’enfant), « de genre neutre » (asexué, sans race, ni condition sociale), « des énigmes » (pour devenir intelligent, il faut résoudre des énigmes), « à la clé » (il y a un but à tout cela), « apprendre un multitude de disciplines » (des têtes bien pleines).
Comme le journaliste, peut, au paragraphe suivant, titrer « Ne pas paraître rébarbatif ».
Le développeur peut aussi ajouter que : « Chaque fois qu’il arrête le jeu, l’enfant revient au calme par une séance de yoga. Les personnages parlent avec un vocabulaire étendu et les parents auront une application pour retrouver ce que l’enfant a appris ». Comprendre qu’après s’être amusé comme un fou en apprenant tant de nouveaux mots, votre enfant hyperactif aura besoin de se calmer ; tandis que vous l’espionnerez tranquillement depuis votre salon, évitant ainsi une reprise de contact difficile. Sans souci.
On peut, en tant que journaliste, et car il n’est pas complètement inintéressant de le faire, contextualiser les jeux vidéo ludo-éducatifs des années 90. C’était une époque meilleure, où les enfants étaient moins capricieux, et les choses plus simples. Pokémon, tout ça. Heureusement, certains jeux leurs apprennent quand mêmes des trucs, comme Assassin’s Creed, Call of Duty, et Minecraft.
Afin de conforter la thèse de ce nouveau jeu, il est de bon ton, à ce stade, de prétendre que le reste des jeux vidéo n’apprend rien à personne. On peut aisément. Tous ces blockbusters sans énigmes à base de mathématique, ces jeux narratifs sans nouvelle langue à apprendre, ces jeux musicaux sans solfège à travailler. Tant de jeux faciles, digestes, acculturés, et compréhensibles. Depuis quatre décennies au moins, cette technologie abrutit nos jeunes français alors que le potentiel est immense. Ce dans une incompréhension d’autant plus vivace que les parents n’y comprennent effectivement rien. Si seulement les jeux vidéo pourrait servir à (apprendre) quelque chose… à nos jeunes.
Enfin, pour finir, après un tel déploiement de ressources et de citations, il demeure possible, et même commode, de complètement contredire la thèse présentée par le jeu présenté. Il suffit de quelques lignes en gras, pour diriger le regard du lecteur arrivé jusque là, qui auront valeur d’antithèse. « Tous les jeux sont éducatifs », tranche ainsi Bruno Humbeeck, psychopédagogue à l’université de Mons en Belgique. Oui, mais avant ils disaient que… ? « Fortnite est un moyen tout à fait intéressant de mettre l’enfant en situation de jeu collectif » Ah ? « Call of Duty permet de former les mêmes structures mentales qu’un joueur d’échecs ». C’est vrai ? Oui, car dans le journalisme, on a aussi le droit de contredire son sujet.
Et de toute façon on peut tout dire. Alors pourquoi s’en priver.
(L’article : https://abonne.lunion.fr/id233007/article/2021-02-15/powerz-le-jeu-video-qui-veut-devenir-le-fortnite-de-leducation)