Mes pensées se perdent. L’espace d’un instant, mon corps se déplace de lui-même, avec la même régularité. Je ne questionne plus le mouvement, ne cherche plus à surveiller chaque contact avec le sol. Je me sens serein ; dans un effort contrôlé.
Sur ma droite, des arbres, en bordure de forêt, me toisent de leur hauteur. A ma gauche, le canal de la Marne, assoiffé par les jours de disette, me devine. Face à moi, les rafales de vent protestent. Je connais bien ce parcours. Ai déjà maintes fois martelé ce goudron, aberration noirâtre qui partout témoigne de l’intervention de l’Homme. Après deux mois passés à parcourir la ville, cerné par la brique, le ciment, le métal et le bitume, je m’y sens bien. Le confinement nous a laissé exsangue. Des quotidiens brisé, il a fallut tirer de nouvelles ressources, pour réapprendre à travailler, à faire du sport, à se détendre – à jouer. La crise a été un puissant révélateur de nos sociétés, rongées par le profit et l’irresponsabilité politique. On ne l’a pas découvert, mais on l’a une nouvelle fois pris en plein visage. Alors, je mets de la distance : je cours. Comme un enfant, je cours, emporté par le sentiment de liberté ; je vais de l’avant.
En différents endroits de l’écran, des chiffres. 5,14 ; 28:41 ; 10,74. Soient 5,14 km en 28 minutes 41 secondes, à 10,74km/h de moyenne. Ça fait six mois, au moins, que je n’avais plus atteint cet objectif des 5 km à 10km/h. Je n’ai couru, jusque-là, qu’une fois par semaine ; pour ouvrir les valves, et expurger le ressentiment. Mais je me suis donné, à chaque fois ; malgré les conditions printanières, parfaitement ridicules, qui alternèrent entre la lourdeur intense et le froid automnal. Un 5, et un 10, c’est donc beaucoup. Et en même temps, c’est très peu. C’est beaucoup moins, par exemple, que 90. Comme les 90 heures passées sur The Legend of Heroes : Trails of Cold Steel. Une autre prouesse, pour un autre objectif : celui de vivre des histoires, de me transporter – cette fois, par delà l’écran.
La vie, dans toute son anonymité, ça tient à peu de choses. D’un côté une course, de l’autre un marathon. Comme autant de chiffres qui se miroitent et donnent à penser le quotidien autrement. Le confinement, cuvée Avril-Mai 2020, a remis bien des choses en question. Mais il m’a aussi poussé à réévaluer mon rapport au jeu. Dans cette maison pleine, confronté aux boîtiers classés et aux listes de noms, j’ai redécouvert une passion oubliée et une motivation nouvelle. Un je-ne-sais-quoi supplémentaire, égaré bien avant la crise. La résignation aurait du l’emporter. Mais voilà que j’escompte désormais mieux être, mieux vivre, et mieux jouer. Profiter des choses qui sont là. Pour ne plus rien manquer d’essentiel. Curieux, non ?