Humeur

L’effet Bloodborne

Bloodborne Une

Dans les eaux où je naviguais, Bloodborne était partout. Adoré par des joueurs qui ne pensaient pas l’aimer autant. Consacré par une critique aussi niche que le jeu lui-même. C’était le jeu du moment. La came à essayer. Partout, même, sur Twitch, des streamers qui ne s’étaient ni de près ni de loin essayé à jeu aussi impitoyable. Je prêtais un œil curieux à tout cela, me demandant combien de temps durerait le phénomène, que je comprenais et dont j’acceptais les règles, à défaut d’en faire partie. Un phénomène prévisible, après les deux premiers Souls, et l’attente évidente autour du titre et plus largement des jeux hardcore. Je les enviais, mais j’étais aussi plutôt content pour les gens qui l’appréciaient, dont les excès d’enthousiasme, s’ils frôlaient volontiers avec les aigus, perçaient comme un rayon de soleil au milieu du mécontentement ambiant.

Après mon expérience ratée avec Dark Souls, je savais que je n’en serais pas. J’avais alors acheté le jeu à sa sortie, version collector. J’étais prêt, comme d’autres de mon entourage, à m’y plonger. Mais la ballade fut courte, et le jeu m’éjecta façon grand-huit. Ça ne me plaisait tout simplement pas. J’étais sur le cul à tant de niveaux différents. J’insistais, désirant justifier mon achat, et faire groupe avec ceux qui l’avaient aimé. En vain. J’en voulus au jeu, aux gens, écrivant des théories et des explications. Des choses très subjectives que je me retins de publier, lorsque je me rendis compte que ça reviendrait à donner des leçons, ou à expliquer aux gens qu’ils avaient tort d’aimer un jeu – ce que je ne voulais pas faire. Il faisait parfois bon fermer sa gueule.

Si être assis à la gare, à regarder les petits trains passer, n’était pas toujours la pire chose qui soit, je tiquais comme un beau diable devant le désolant spectacle des « classes » de joueurs, régurgitation pleine d’insécurité des constructions de l’appareil marketing – hardcore gamers, casual, pc-iste ou que sais-je encore. Devoir raquer pour choisir son allégeance, à chaque génération, à chaque Fifa/PES, n’avait probablement rien arrangé, accentuant le besoin de trouver une légitimité dans le choix fait, comme autant de confrérie politisée qui se charrient pour un rien. Des acheteurs entièrement dévoués à une marque (Apple, Steam) ou à une licence : c’était le rêve érotique de tout commercial. Ce qui s’étendait de manière un peu suspecte aux sites de jeu vidéo préférés.

Avec Bloodborne, un jeu punitif qu’il était bien noté (par ceux qui l’attendaient le plus, il s’avéra), l’effet messie était assuré. Les malheureux hardcore, graduellement envahis par la lente invasion du casual gaming (en quoi ça consiste déjà ?), étaient re-galvanisés par la sortie d’un jeu froid et inflexible rappelant les bons vieux débuts : cette époque bénie ou on passait son temps à mourir en boucle. La roue tournait enfin ! Fi de ces saletés de jeux facile, guidés, cinématographiques, qui insultaient leur intelligence et les privaient de leur dû. Qu’ils aimaient, « soit dit en passant », mais critiquaient régulièrement. Les hypocrites. Que ce soit clair : être guidé, expliqué, en un mot accessible, était la meilleure chose qui soit jamais arrivée au jeu vidéo. Et il y avait encore bien du chemin en la matière. Oui, les jeux AAA s’adressaient à un public large. Il allait bien falloir s’y faire. Et puis zut, à la fin : pas moins de six cent jeux, en 2014. Il y avait le choix.

Il y avait bien un problème, avec les testeurs, ci et là, mais ça ne datait pas d’aujourd’hui. Cette évidente partialité, certaines inégalités de traitement, cette tendance à considérer qu’ils savaient déjà tout, d’un jeu, en quelques heures. Et puis cette criante uniformité, dont la presse nous comblait une nouvelle fois avec Bloodborne, qui ferait plaisir s’il s’agissait de reconnaître à l’unisson un titre fédérateur, mais qui sonnait une nouvelle fois comme un seul état de pensée. Tous les mêmes, dans les rédacs ? Tous des joueurs acharnés ? Sans doute. Tous des hommes ? Pour la plupart : Jeuxvideo.com c’était une femme sur dix-sept rédacteurs ; Gamekult : une femme sur vingt-trois rédacteurs ; Gameblog : une femme sur dix-huit rédacteurs ; et la presse écrite n’était pas en reste. Au delà de cette honteuse absence de représentativité, tare ancestrale dont on n’osait plus bien parler parce qu’elle ne dérangeait apparemment plus personne, c’était la similarité de leurs textes qui émouvait : longue présentation de Bloodborne et dithyrambique énumération de ses fonctionnalités. Jusqu’au moindre détail. A qui pareil texte s’adressait, à part aux personnes déjà non seulement étroitement familières avec les jeux vidéo, mais avec Dark Souls et Demon’s Souls en particulier ? Pour qui écrivaient-ils, sinon pour eux-mêmes ?

A aucun moment, dans ces longs textes denses et techniques – quatre pages ici,  ; trois et demie à cet endroit ; deux et demie, plus timides, par ici –, ne semblait poindre le désir de clarifier le jeu ou d’en rappeler l’extrême spécificité (à de minces exceptions près, côté presse généraliste) ; c’est, au contraire, la foire aux anglicisme (skill, frame rate, level design, patterns, moveset, leveller (vraiment ?) et j’en passe) et aux acronymes. L’idée de traiter Bloodborne comme une œuvre, une esthétique ou un essai, mis à part quelques références intello, semblait échapper à la majorité. Oui, un jeu ça pouvait se raconter. Tragique, alors, qu’on eut préféré un ton qui ne parlait pas à une majorité de personnes. Qu’on n’eut même pas cherché à expliquer à qui le jeu s’adressait exactement. Ironique, pour une presse s’apparentant à de la presse conso. Oh, par contre, au cas ou vous voudriez l’acheter on vous en donnait le lien. On était comme ça : sympa !

Comment alors, se confronter à la dure problématique de définir et expliciter un jeu comme Bloodborne, ainsi que les jeux vidéo en général ? Comment dire, simplement, « ce jeu est pour vous », « ce jeu ne l’est pas » ? « Ce jeu vous plaira », « ce jeu ne vous plaira pas » ? Comment faire mieux, quand les testeurs, eux-mêmes, se montraient inhéremment incapables d’écrire de manière accessible, voire d’user du français, à l’image de joueurs obsédés par leur propre langage, et leur propre intérêt ?

3 pensées sur “L’effet Bloodborne”

  1. meduz' dit :

    L’est bien, ton article. Pour avoir entamé Demon’s Souls que très récemment (3 boss tués – boss, encore un anglicisme), je peux pas en dire grand chose, mais je te rejoins sur le traitement un peu à part d’un jeu tombé à point pour toute rédaction en quête d’amélioration de son image.

    1. Memento dit :

      Merci ! Si, par là, tu veux dire que déclarer leur amour pour Bloodborne ça revient un peu à crier leur bon goût, et donc à faire bonne figure, je doute qu’il y gagnent réellement quoi que ce soit. Ou qu’ils y perdent, même, quoi que ce soit, en dépit des problèmes que je soulève. La plupart des torts – selon moi – que je soulève sont depuis longtemps ancrés dans la presse. En partie, peut-être, parce qu’on n’y forme pas les gens à écrire, ou parce qu’on continue à s’adresser à la même cible. The Order 1886, par exemple, quelques semaines plus tôt : un autre exemple d’uniformité – négative, cette fois. Ce que Bloodborne soulève de plus, c’est cette conception ancestrale qu’il y a des jeux durs et des jeux faciles, et à quel point il est inadapté de s’appuyer (uniquement) là-dessus pour expliciter un jeu.

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