Impressions

L’insoupçonnable et l’invisible (Control)

Le début du jeu voit une femme d’une trentaine d’années pénétrer un immeuble. A voix haute, elle s’adresse à quelqu’un, quelqu’un qui n’est pas là. Enfin, dit-elle, elle a trouvé le Bureau. Enfin, elle va avoir des réponses à ses questions. Mais l’endroit est sans vie. Personne pour y répondre. Seul subsiste un homme de ménage énigmatique, qui n’en est pas moins cordial. Il lui indique le chemin. Elle trouve le bureau du directeur… et puis tout glisse.

C’est comme louper une marche. Il y a un léger temps mort durant lequel tout est possible. Du réflexe de la main à la cheville foulée. Pour Jesse, en cet instant le monde est sur sa tête. Elle se retrouve captée dans une dimension parallèle, puis nommée directrice. Oui, elle, directrice. Pas le temps de traiter l’information. A peine sort-elle du bureau qu’elle se trouve frappée d’une sorte de vertige psychédélique. De mystérieux envahisseurs apparaissent. Elle croit perdre la raison. Je me le demande, aussi… Mais elle s’en défait. A ce point, la marche n’existe même plus. Le sol tout entier vient de se dérober sous elle. Alors, pour les réponses, ça attendra.

Un début comme celui-ci, ça interloque. Au contraire des productions qui jaillissent de l’écran dès les premières minutes, Control est un jeu qui se veut, d’entrée, difficile à cerner. Ce qui déroutera tout autant les conformistes que les joueurs d’un âge certain – dussé-je l’avouer –, habitués à des schémas narratifs et des mécaniques trop rarement innovateurs. Ici, il faut accepter ne pas comprendre. Car, si sur sa part d’action, le jeu n’entend pas révolutionner le genre, du point de vue ambiance Remedy propose en revanche un titre audacieux qui cultive l’étrange et l’incompréhensible. Un penchant pour le fantastique et le surnaturelassumé, tant le scénario multiplie les notions de pouvoir, de voyage et diverses allégories, s’abstenant – parfois tout court – de trop en éclaircir les objets, comme pour renforcer la grotesque incompréhension de Jesse. Pour toute sa bizarrerie, le titre s’attache néanmoins à rester probable, à conserver un lien avec le réel, principe essentiel au genre du fantastique. Au travers un contexte similaire au notre, des protagonistes humains, des enregistrement réalisés avec de vrais acteurs, ou bien encore les Objets de Pouvoirs – des objets du quotidien doués d’une volonté propre.

Si le statut de Directrice ouvre à bon nombre d’évidences – droits, responsabilités –, qui amènent Jesse à être octroyée d’une arme de service ou à devoir rechercher des Objets de Pouvoir échappés, ces curiosités ne sont rien en comparaison du Hiss. Cette entité mal défini, que l’on sait corruptive, est omniprésente dans le Bureau. Ce qui se manifeste, ici et là, par un fond sonore saturé, en proie à des perturbations, des grésillements, des chuchotements. De plus en plus forts, à mesure que l’on s’en approche. Particulièrement agressive, l’engeance convoquera régulièrement des soldats, surtout aux endroits les plus concentrés, pour mettre des bâtons dans les roues de Jesse. Les traces de sa présence sont d’ailleurs sans équivoque. Pourtant ou l’on passe, des corps. Des corps ensanglantés, de soldats qui ont péri sous les coups. Des corps corrompus, suspendus en l’air, comme des ballons de baudruche à l’abandon. L’ambiance se trouve, en cela, résolument inquiétante, et confine presque à la paranoïa – un penchant que Jesse assume totalement. Les murs du Bureau, sans être tout à fait vivants, ayant quelque chose de pesant, de vicié. Au point que les pièces ne paraissent jamais complètement vides. Ce que la musique métallique et les fonds sonores accompagnent plus encore.

Pour tous ses environnement, Control se veut résolument urbain, artificiel. Quantité de bureaux et de salles en open space s’offrent à l’œil du joueur avec force détails et une modélisation soignée. D’autres environnements, en fonction des secteurs, dévoilent d’autres lieux communs : salles des machines, salle de communication, conduits de ventilation. Partout, le métal, le béton et le plastique convoitent goulûment l’espace, laissant rarement place à des ouvertures. Ce qui suscite une certaine claustrophobie. Toutefois, en de rares occasions, l’anodin laisse place à l’extravagant, au délirant. La mutabilité de l’Ancienne Maison, cet entre-deux monde en proie à de grandes instabilité, délivre parfois de sidérantes constructions géométriques, des ponts suspendus au dessus du néant, ou encore le gigantisme de salles ouvertes sur le ciel. Des endroits qui ne devraient pas exister, comme autant d’aberrations propres à ce lieu. Auxquels s’ajoutent diverses destructurations dues aux Objet de Pouvoirs échappés, ainsi qu’au Hiss, qui contamine l’écran d’un rouge écarlate.

En parfait contrepoint de cette direction artistique pesante, les mécaniques de jeu se veulent claires et immédiates. Les mouvements, partiellement hérités de Quantum Break, sont réactifs et aisés à saisir, dès la première prise en main. De ce point de vue, Remedy a développé un jeu très plaisant à jouer. Il y a une certaine allégresse à évoluer dans les combats et, à mesure que les pouvoirs s’intensifient et gagnent en modularité, les affrontements gagnent en complexité. Dans les bureaux, les joutes verront les feuilles s’envoler, le mobilier exploser, les écrans CRT pétarder et les vitres se briser. Chaque objet ou presque peut être saisi et lancé à travers la pièce. Les parois peuvent être trouées, voire déconstruite. Ce qui accentue plus encore le réalisme des lieux et baigne l’espace visuel d’une plaisante fluidité. Jesse, elle-même, se meut en tous sens, court, jaillit et puis vole. Mais conserve cependant une fragilité humaine, au devant des dégâts qu’elle peut encaisser. En termes de gameplay, Control est donc on ne peut plus vivant.

Derrière ses débuts hagards, et une apparence en tout point insoupçonnable, se cache un jeu remarquable, pour qui souscrira au genre. Il est en fait assez difficile de ne pas chanter les louanges de Control. Car si son ingéniosité tient pour partie à l’utilisation d’un genre sous-exploité, c’est par dessus tout le niveau de maîtrise démontré qui interpelle. Chaque aspect du jeu, on le sent, a été étudié, de la direction artistique, à l’ambiance, en passant par le scénario, les personnages et les mécaniques de jeu. De cette union des grands traits ressort une œuvre complète, cohérente, et – cerise sur le gâteau –, exempte de bugs ou de bévues majeures. L’union de ses rares travers peine, elle, à laisser une trace. Mieux écrit, mieux pensé, passionnant à jouer, mais aussi à décrypter, Control détone dans le paysage des grosses productions formatées. Et nous repaît d’une ambiance unique en son genre. On en veut plus.