Je savais, en commençant Dishonored, de quoi il retournait, et qu’il se poserait un de ces dilemmes désormais habituels : quelle voie choisir ? Quel comportement adopter ? En soi – en temps normal – pas vraiment un dilemme, faisant partie de cet ensemble de personnes préférant, au moins pour commencer, une approche pacifique des choses. Pour quelles raisons, d’ailleurs, la violence ne semble pas devoir être ce réflexe immédiat, comme envisagé par ceux qui ignorent tout du jeu vidéo ? Il est probable que, l’air de rien, on se retrouve davantage dans la résolution de situations par des biais non violents, les jeux offrant de plus en plus – mais encore trop rarement – l’opportunité d’être autre chose qu’une brute décervelée. Pour une majorité de joueurs, c’est aussi simplement la manière de jouer qui représente le plus grand challenge. Traverser les niveaux sans se faire repérer, en fuyant l’altercation, requiert d’être alerte, patient, et de trouver les chemins laissés là par les développeurs. Et puisque Dishonored propose, en chaque occasion, de régler les problèmes sans passer par le meurtre, pourquoi ne pas se laisser tenter ? Ou alors… ?
Ou alors, si l’on faisait l’inverse ? Si l’on jouait, pour une fois, cette brute décérébrée, qui tue sans remords, sans compassion ? Plus compliqué que cela n’en a l’air, surtout lorsqu’on parcourt un jeu pour la première fois. Mais j’étais désireux de sortir de ma zone de confort et Dishonored s’avéra être le terrain idéal pour cela. Je doutais, évidemment. J’eus envie de réviser mon choix, très tôt dans l’aventure ; « peut-être en le refaisant », me suis-je dit. Mais, refaisant rarement les jeux, je savais que c’était là une manière de remettre à jamais. Je me surprenais dans des moments d’hésitation, tout au long du jeu, et me forçais à faire l’opposé de ce que j’aurais a priori fait. Épargner, faire une exception. Changer d’avis. C’était tentant. Alors je me fixais un plan tout relatif : pas de règles strictes (avec ou sans discrétion), mais surtout, pas d’innocents. J’allouais, pour compenser, beaucoup de temps à semer la mort et la destruction parmi les gardes et les soldats. Ceux-là trouvaient une certaine légitimité dans mon esprit : ils étaient armés, et n’hésiteraient pas à me sauter dessus s’il me trouvait. Du coup, j’agissais, la très grande majorité du temps, discrètement. Les rats, futur objet de fascination, se montraient parfois pour moi, obnubilant, pour le coup, tous les gardes d’une zone donnée. L’occasion d’utiliser une de ces grenades. Histoire de marquer le coup.
Il fallut la rencontre avec une femme pour me ramener à mes doutes premiers. Je me créais ce personnage de film, un qui se serait dit : « on n’est pas moins sûr de ses convictions que lorsqu’on se trouve face à une femme magnifique ». Je restais toutefois fidèle à mon engagement ; en partie, parce que je ne savais pas si le jeu avait prévu qu’on puisse changer de comportement. Les fins multiples n’aiment pas les entre-deux. A cette femme, j’ajoutais donc d’autres femmes, et tout un tas de gardes. Je noyais le poisson. J’allais plus loin, même, en refaisant la mission, et en vidant carrément les lieux avec l’armement à ma disposition. Des innocents, y en avait, cette fois, mais je ne sauvegardais pas. C’était « pour voir ». Pour faire dans la violence grotesque. Sûr, c’était presque plus simple, de faire ainsi. Mais aussi tellement crasse. Je chargeais, et reprenais le cours de mon aventure.
Je ne pus que constater, le temps passant, l’omniprésence des rats. En tant que porteurs de peste, déjà – mais une peste pas banale, une qui a modifié leur taille, leur comportement et les a rendus particulièrement violents. En tant qu’influence manifeste dans les visages des divers personnages, ensuite. On a rarement vu un chara-design aussi singulier, aussi influencé. Une obsession pour les rats qui se propage bientôt jusqu’au joueur, lequel a d’ailleurs l’occasion d’en faire usage à travers ses pouvoirs. Invoquer des rats, pour attaquer des gardes, ou pour faire disparaître les cadavres, fusse-t-il même temporairement, ou pour une noble cause, revêt ce paradoxe douteux. Or, à force de parcourir les nombreux livres traitant de l’huile de baleine, de son importance, et des détails bientôt crus de la chasse à la baleine, ces derniers en obtiendraient bientôt un second rôle : cette vengeance animalistique, ingérable, brutale, et ce rappel qu’en dépit des avancées technologiques, l’homme sait se trouver dépassé par une nature déformée par ses soins.
A la fin du jeu, un compagnon m’avoua ne pas aimer ce que j’étais devenu – ce que Corvo était devenu. Je crois que moi aussi, je n’aimais pas ce qu’il était devenu, et je pouvais remarquer, ça et là – essentiellement chez les autres – l’influence directe de mes choix. Je ne m’étais pas attendu à m’aliéner si franchement un compagnon d’aventure, au point qu’avant de partir, il alerta lui-même les gardes. Pas vraiment une manière de me souhaiter bonne chance. Somme toute, c’était là un excellent point narratif. Un qui faisait se demander ce qu’il en aurait été. Vous savez, si j’avais choisi une autre voie. La fin et l’épilogue s’avérèrent, par la suite, relativement réussis, mais peu satisfaisants en tant que joueur émotionnellement investi. Une mauvaise fin à proprement parler précéda une fin à peine mieux. Là ou de nombreux jeux vous font croire que vous êtes méchant, vous n’incarnez qu’un « bad boy » qui sauvera de toute façon le monde. Dishonored fait l’inverse : là où on pense sauver le monde à sa manière, on y sauve vraiment personne. Ce qui me fait poser la question de cette fin étrange. C’est que participer à détruire le monde, c’est nouveau, pour moi.
Heureusement, en dépit de la mort et la destruction, les jeux qui nous proposent de passer une partie de notre temps le nez en l’air, à envisager la hauteur, et les toits, comme point de vue, ont ce petit quelque chose d’agréable. Comme dans Assassin’s Creed, et toute une génération de jeux aux environnements ouverts et interactifs, l’architecture est là pour être envisagée, puis escaladée – le temps d’une indiscrétion, ou de réfléchir à l’étape suivante. Pour un peu – plus qu’un homme – on volerait.
J’aurais vraiment dû jouer à Dishonored comme ça. J’hésite à y rejouer de cette manière en fait. Enfin en finissant mon premier run c’est la grande envie que j’avais, au moins pour me replonger dans cet univers et redécouvrir les endroits par des perspectives que je m’étais interdit, par discrétion. Et je te rejoins pour le plaisir de grimper partout, d’autant plus dans les derniers niveaux, qui sont simplement jouissifs par leur construction.Concernant la demi-mesure, tu as un score de chaos généré non ? Ce qui influe bien sur le nombre de rats, et le reste. S’en tirer en chevalier blanc est d’autant plus frustrant, tu ne vois pas la débauche, tout reste assez calme.A ce propos, un des développeurs du jeu s’est exprimé chez RPS sur la violence dans le jeu vidéo (oui), en remarquant un point intéressant : la considération de la violence dans un jeu si elle est imposée (comme le massacre-cinématique de Modern Warfare 2) ou si c’est une voie parmi d’autres, que les développeurs laissent la responsabilité au joueur d’emprunter. Ca change complètement la provenance de l’acte, et le second fait d’autant plus réfléchir. C’est une grande part du charme de Dishonored, ce choix permanent : aller tout droit ou explorer pour sauver des gens (sans indication ni récompense immédiate), choisir son chemin, entrer par la grande prote ou se faufiler, exploiter le wallhack ou préférer la difficulté d’une vraie infiltration… Une vraie réussite. :)
Il y a effectivement une fin « intermédiaire » (spoiler) mais je l’ignorais au moment de la rédaction. Sauf erreur de ma part, il reste impossible de mesurer, ou même de constater très clairement l’avancement du chaos, une fois en jeu. On se retrouve à « espérer » les conséquences de ses actions, plus qu’à les attendre avec certitude. Pour le coup, j’aurais pu changer d’avis – j’aurais peut-être dû – et prendre le risque d’entrer en contradiction avec le système établit par le jeu. C’eut été un bon test, et un qui aurait, semble-t-il, été récompensé. Mais je regrette pas de l’avoir fait ainsi.
C’est vrai que le simple fait d’avoir choisi cette violence là change complètement le rapport qu’on a avec elle. La scène polémique de Modern Warfare 2, que j’avais fait à l’époque, était si déroutante, quand y jouait, qu’elle brisait instantanément la relation avec le jeu. On se se sentait choqué, mais pas concerné. C’était le jeu, les développeurs, qui faisaient un truc dingue.